La musique comme « médicament » et espace de liberté

  • Post published:17 décembre 2020
  • Post category:Art / Culture / TOUT
  • Reading time:10 mins read
Temps de lecture : 8 minutes

 Salles de concerts toujours fermées, festivals annulés… en ce contexte si particulier, rappelons-nous notre lien si particulier à la musique, entre évasion et réconfort, à défaut de pouvoir profiter de ces moments. Dans cet article, Romain Drouet nous confie son rapport intime avec la musique, véritable remède pour l’esprit.

La musique comme médicament - The Mag magazine lyon et beaujolais

La musique, de tous temps un repère dans le spleen

   Friedrich Nietzsche, qui était pianiste amateur et compositeur, écrivait à son ami Gaast, en 1888, deux ans avant d’être emporté dans l’isolement de la maladie mentale : « La vie sans musique est tout simplement une erreur, une torture, un exil ».

Ceux qui ont un peu lu cet étonnant philosophe allemand ne seront pas étonnés d’une telle envolée lyrique et provocatrice, dont Nietzsche était coutumier. D’autres pourront, sans doute à juste titre, trouver le propos à la fois séduisant, s’ils sont amateurs de musique (et peu de gens au fond ne le sont pas, me semble-t-il), mais aussi, bien entendu, fort excessif. Après tout, Nietzsche n’aurait-il pas plutôt dû écrire que la vie sans amour ou sans amitié serait une erreur ? D’autres, moins sentimentaux et plus cyniques, diront que c’est plutôt sans argent que la vie est une fatigue et un exil, ce qui, me semble-t-il, n’est pas absolument faux.

            Sans vouloir donner absolument raison à Nietzsche (a-t-il d’ailleurs besoin d’un « défenseur » ?), je voudrais m’attarder ici sur le sens de cette formule qui m’accompagne depuis plus de trente ans et qui « me parle », peut-être tout simplement parce que j’ai vécu dans une famille où écouter de la musique, et en particulier de la « chanson française », comme on dit, était quasiment de l’ordre de la névrose obsessionnelle. N’ayez crainte : mon propos ne se veut pas radicalement subjectif et mon intention n’est pas ici de vous parler du rapport personnel, singulier, que j’ai pu entretenir avec la musique. Je voudrais plutôt m’interroger sur le sens et la pertinence, ou pas, de cette formule nietzschéenne.

            D’abord, concédons-le, l’existence peut parfois être difficile, voire insupportable. Si l’on est aimé, si l’on aime, si l’on a des amis fidèles et « vertueux » comme disait Aristote, elle l’est sans doute moins.  Si l’on a de l’argent, elle l’est certainement moins, même si les riches aussi ont leurs peines de cœur et leurs dépressions.

            Je vois donc des gens sociables, amoureux, qui ne sont ni des travailleurs précaires ni des marginaux ou des sans-abris, être parfois profondément malheureux. J’en connais de nombreux, et j’en fais partie, qui malgré leur entourage aimant et leur salaire suffisant, éprouvent des moments parfois intenses de déprime, de blues ou de spleen, quelle que soit la façon dont on nomme cet état.

            De nombreuses personnes, prises dans le rythme de nos existences modernes, sont comme aspirées dans la course haletante du « métro-boulot-dodo », qui perdure et s’intensifie même peut-être, depuis qu’elle a été dénoncée sur les murs de Mai 68. Je vous entends vous écrier : il s’égare. Il nous annonçait une chronique sur la musique et le voilà qui nous chante un couplet sociétal. Quand va-t-il donc parler de musique ?

            M’y voici. Je ne prétends pas évidemment brosser une analyse précise et quasi exhaustive des usages sociaux de la musique. Un certain Adorno l’a fait bien mieux que je ne pourrai jamais le faire dans un ouvrage ambitieux qui s’intitule Sociologie de la musique, et que, pour être honnête, je n’ai que feuilleté.

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La musique, un remède dans le quotidien           

Pour autant, ma pratique intensive, et presque maladive, depuis plus de quarante ans, de l’écoute et de la pratique musicales (bien modeste, en tant que simple autodidacte…) me pousse à ces considérations :

            Depuis toujours, ou du moins depuis longtemps, la musique est présente dans l’existence des êtres humains. Les premières formes hypothétiques qu’on en connaît accompagnaient vraisemblablement, d’après ce que j’ai lu dans Une histoire de la musique, les enterrements, dans le peuple juif. Les archéologues ont retrouvé ce qui semblent être les quasi premiers instruments de musique, qui étaient des sortes de longues trompettes, et l’hypothèse des archéologues est que le souffle des musiciens produisait des sons qui accompagnaient les célébrations funéraires. Si tel est le cas, cela signifie qu’il y a très longtemps, dans des époques très reculées de l’histoire de notre espèce humaine, les êtres humains qui enterraient leurs morts était accompagnés par ces quelques notes qui fendaient l’espace et qui les berçaient doucement, comme pour leur rendre ce moment moins difficile. Concevrait-on aujourd’hui un enterrement sans musique ? Dans la voiture de mon père, après avoir vu mon grand-père mort, j’écoutais Neil Diamond et sa voix réchauffait mon cœur endeuillé tandis que je regardais le ciel désert pour y chercher des traces de celui que je venais de perdre. Voilà qu’il ne nous parle plus de musique, mais de mort, maintenant…

Après m’être sévèrement disputé avec ma première compagne, je suis parti près de la mer, en Bretagne, et plutôt que de me jeter dans l’Atlantique du haut de la falaise (l’idée stupide, je l’avoue, m’a traversé l’esprit), j’ai pris ma guitare et improvisé, paroles et musique, face aux vagues, un blues qui a duré de longues minutes… Et après cela, bizarrement, j’allais mieux.

Je me souviens aussi avoir longuement ruminé ma mélancolie adolescente en écoutant Léo Ferré, ou Schubert, et leur musique ou leurs paroles rendaient ma mélancolie presque agréable ! Je ne multiplie pas les exemples, car au fond j’espère simplement susciter en vous des souvenirs semblables.

            Au fond, la musique a toujours été pour moi, et je crois qu’elle l’est pour un grand nombre d’entre nous, un « médicament ». Peut-être le plus doux et le plus puissant. Ni alcool, ni cannabis, ni anxiolytique ou anti-dépresseur n’ont à mon avis l’efficacité d’un moment de musique. Et quand je joue sur scène, ou même en répétition, il m’arrive, quand le son est bien homogène et que nous sommes bien calés ensemble avec mes camarades musiciens, d’avoir la sensation que mes pieds ne touchent plus terre. Des religieux diraient que ce sont des moments de grâce. Nietzsche, qui était tout le contraire d’un religieux, nous dit tout simplement que nous avons là goûté du breuvage le plus doux et le plus enivrant qui soit, la musique. « Quand je joue, je suis bien partout, je n’ai plus les pieds sur terre, je m’envole… » fait chanter Luc Plamandon à Julien Clerc. Je souhaite sincèrement à chacun d’entre vous de connaître cette sensation (sans alcool, sans cannabis ni une quelconque substance).

Les gens qui écoutaient Pink Floyd en fumant de la marijuana ou sous l’emprise du LSD ne se doutaient pas que les membres du groupe, eux, ne consommaient rien avant de monter sur scène, car ils le disent eux-mêmes, ils jouaient beaucoup mieux sans. Paul McCartney déclarait également : « Nous nous sommes rendus compte que ce que nous composions sous l’influence du cannabis, qui nous paraissait génial sur le moment, était très décevant à l’écoute, et que nous jouions très mal sous l’emprise de la drogue ». Que les drogues aient joué un rôle dans le déploiement de l’imagination de ces auteurs, c’est vraisemblable. Mais ce que disent aussi bien les membres de Pink Floyd que les Beatles, c’est que la musique se passe aisément de drogue, pour la simple et bonne raison qu’elle est la meilleure des drogues. Et au fond, je crois que c’est ce que veut nous dire Nietzsche. La musique est ce breuvage magique, plus efficace que la potion de Panoramix, qui nous transporte, nous rend fort, nous berce.

Bref, la musique est le « médicament » (mais il faudrait trouver un nom plus joli : le remède, le « pharmakon ») qui nous aide à vivre et nous rend la vie plus supportable.

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La musique, tantôt stimulante, tantôt apaisante

En fait la thèse de la musique comme remède apaisant n’est pas contradictoire avec celle de la musique comme stimulant. Je crois que la musique peut être tantôt morphine, tantôt cocaïne : Ferré ou Schubert comme opium, Police ou Mozart comme produits euphorisants, par exemple. D’ailleurs, l’amateur de Bach peut faire l’expérience des deux effets : en alternant par exemple les « Concerts brandebourgeois » et la « Messe en si mineur ».

J’aimerais, pour finir, souligner l’importance du travail, de la répétition et de l’imprégnation dans la création musicale et artistique en général.

Peter Gabriel dit que s’il est devenu un bon musicien et compositeur, ce n’est pas parce qu’il avait un don inné (le génie « don de la nature » selon Kant) mais bien parce qu’il a beaucoup joué et écouté de musique. En cela, il donne raison à Nietzsche qui écrit dans Humain, trop humain : « Génie, c’est le nom que donne celui qui s’en pense dépourvu, à ce qui n’est qu’une quantité considérable d’énergie et de travail ».

Pour s’en convaincre, il faut voir à Madrid les multiples croquis précédant « Guernica » : le musée est bien fait, de ce point de vue, car il faut parcourir les galeries avec tous les travaux préparatoires de Picasso avant d’arriver dans la salle centrale où est exposée cette gigantesque peinture.

Je vous conseille également d’écouter dans l’Anthologie des Beatles volume 2 les versions préparatoires du morceau « Strawberry Fields », où l’on passe d’une version sobre à la guitare électrique pour arriver à la version finale, pleine d ‘arrangements, d’effets sonores, de montages. Dans laquelle de nombreux instruments ont été rajoutés, la guitare du départ effacée, et le tempo ralenti ou accéléré selon les passages.

Il faut écouter aussi dans les albums récemment publiés de Pink Floyd (Creation notamment) les esquisses innombrables de parties de ce fabuleux morceau de vingt minutes qu’est « Echoes » dans l’album Meddle. Et se souvenir que de tels morceaux occupaient toute la face d’un vinyle, encourageant les musiciens des années 70 à laisser se développer leur inventivité, a contrario du format de 3 minutes des morceaux diffusés à la radio.

Pour ceux qui apprécient les longs morceaux et l’improvisation (espace de liberté), il faut écouter par exemple « Live Evil » de Miles Davis : il raconte lui-même que ses musiciens et lui se lançaient sur scène dans des morceaux dont ils ne savaient ni comment ils allaient commencer ni comment ils allaient finir. Sans titre au départ, les musiciens se suivant en s’écoutant les uns les autres.

Parfois, la musique peut vraiment être un espace de jeu où l’on fait l’expérience d’une très grande liberté, où presque tout devient possible.

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Romain Drouet

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